L’affaire des aiguilles de réveils Bayard : Chronologie et analyse radiologique
Le 2 janvier 2025
Les chroniques de la radioprotectionL’affaire des aiguilles des réveils Bayard : Chronologie et analyse radiologique
Contexte historique : les aiguilles phosphorescentes au radium
Au début du XXe siècle, les aiguilles des réveils et montres étaient enduites de peinture phosphorescente contenant du radium (226Ra) pour les rendre visibles dans l’obscurité. Le radium, un élément radioactif découvert par Marie Curie, émet des particules alpha accompagnées de rayonnements gamma, activant des pigments fluorescents dans la peinture.
Les ouvrières chargées de peindre ces aiguilles dans les usines, comme celles des réveils Bayard en France, utilisaient une technique dite du « pointage au pinceau », qui consistait à lisser la pointe du pinceau avec leurs lèvres ou leur langue pour obtenir un tracé précis.
Chronologie des événements
Début des pratiques (1920-1930) :
L’usine Bayard adopte des peintures phosphorescentes au radium pour ses aiguilles de réveil. Les ouvrières, principalement des jeunes femmes, peignent à la main les aiguilles et les cadrans.
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- Méthode enseignée : « Lissage au pinceau », entraînant l’ingestion régulière de petites quantités de radium.
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- Aucun équipement de protection ni avertissement sur les dangers n’est fourni.
Premières plaintes sanitaires (années 1930) :
Plusieurs ouvrières commencèrent à développer des symptômes graves :
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- Ulcérations buccales,
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- Douleurs osseuses et déchaussement des dents,
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- Apparition de cancers de la langue, des gencives et de la mâchoire.
Révélation des dangers (années 1935-1940)
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- Des recherches aux États-Unis sur les » Radium Girls « , un cas similaire dans des usines américaines, démontrent la corrélation entre l’ingestion de radium et les cancers.
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- Les ouvrières françaises exposées au radium commencent à porter plainte contre Bayard, accusant l’usine d’avoir ignoré les risques.
Conséquences judiciaires et industrielles (1940-1950)
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- L’affaire devient publique. Les ouvrières touchées, ou leurs familles, réclament des compensations.
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- Les peintures au radium sont progressivement interdites en raison de leur dangerosité.
Analyse radiologique : Calcul de la dose absorbée
Données nécessaires pour le calcul :
Activité du radium dans la peinture : Environ 1 µCi (soit 3,7 × 10⁴ Bq) par gramme de peinture.
Quantité ingérée par séance : Une ouvrière, en lissant les pinceaux avec ses lèvres ou sa langue, peut ingérer environ 0,1 mg de peinture par jour.
Durée d’exposition : Contrats de travail typiques de 5 à 10 ans.
Facteur biologique du radium :
Le radium ingéré se concentre principalement dans les os et, dans ce cas, expose directement les tissus mous de la langue.
Dose absorbée pour les particules alpha : 20 fois plus importante que pour les rayonnements gamma ou bêta.
Calcul de la dose absorbée par la langue
Activité radiologique totale ingérée
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- [ Activité radiologique journalière ] = 0,1 mg × 3,7 × 104 Bq/mg = 3,7 × 103 Bq
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- Activité radiologique annuelle (250 jours de travail par an :
[ Activité radiologique annuelle ] = 3,7 × 103 Bq × 250 = 9,2 × 105 Bq
- Activité radiologique annuelle (250 jours de travail par an :
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- Sur 5 ans :
[ Activité radiologique quinquennale ] = 9,2 × 105 × 5 = 4,6 × 106 Bq
- Sur 5 ans :
Énergie radiologique ALPHA du radium susceptible déposée dans les tissus mous de la langue et sa périphérie
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- Une particule alpha émet environ 5 MeV ( 8 × 10−13 Joules ) par désintégration (Bq).
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- Total énergétique annuel :[ Total énergétique ayant interféré avec les tissus mous en 1 année ] = 9,2 × 105 Bq × 8 × 10−13 J = 7,4 × 10−7 Joules
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- Sur 5 ans :
[ Total énergétique ayant interféré avec les tissus sur 5 ans ] = 7,4 × 10−7 × 5 = 3,7 × 10−6 Joules
- Sur 5 ans :
Dose équivalente absorbée par les tissus mous de la langue et de sa périphérie
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- Surface de la langue irradiée : Environ 10 cm² (0,001 kg)
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- Energie de dose cédée au tissus mous de la langue et de sa périphérie chaque année :
- Energie de dose cédée au tissus mous de la langue et de sa périphérie chaque année :
[ Énergie radiologique cédée au tissus mous de la langue et de sa périphérie sur 1 année ]
= [ Énergie transposée ] / [ Masse irradiée ]
= [ 7,4×10−7 ] / [ 0,001 ] = 0,74 Gy / an
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- Energie de dose cédée au tissus mous de la langue et de sa périphérie sur 5 ans :
[ Énergie radiologique cédée au tissus mous de la langue et de sa périphérie sur 5 années ] = 0,74 Gy × 5 = 3,7 Gy
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- Facteur de pondération radiologique WR alpha : 20
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- Facteur de pondération tissulaire pour la langue et d’autre tissus mous comme l’oesophage
Dose équivalente = 3,7 Gy × 20 x 0,12 = 8,88 Sv
Une dose de 8,88 Sv localisée sur la langue dépasse largement les seuils létaux pour les tissus vivants, entraînant :
- Des nécroses et ulcérations sévères.
- Un risque extrêmement élevé de cancers locaux
- Effets irréversibles sur les tissus exposés.
Estimation des décès chez l’horloger Bayard
Taux de mortalité par des cancers radio-induits
Sur la base des modèles américains et des taux de mortalité connus pour les expositions chroniques au radium avec l’affaire des radium girls, il est raisonnable de supposer qu’une proportion significative des ouvrières préposées aux travaux de peinture des aiguilles, probablement 20 à 30 %, a développé des maladies graves ou mortelles liées à cette exposition radiologique dans un cadre professionnel.
Si l’on considère une population initiale d’environ 50 à 100 ouvrières :
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- Décès estimés directement attribuables : 10 à 30 décès
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- Autres maladies graves sans décès immédiat : 15 à 20 cas.
Sous-estimation probable
- La reconnaissance tardive des dangers du radium et l’absence de suivi médical rigoureux dans un cadre professionnel ont probablement conduit à une sous-déclaration des cas.
- Les décès par cancers ou maladies dégénératives n’étaient pas toujours correctement diagnostiqués à l’époque.
Conséquences de l’affaire
L’affaire des aiguilles des réveils Bayard a marqué l’histoire comme l’un des premiers cas d’exposition professionnelle à des substances radioactives, mettant en lumière les dangers du radium et le besoin de régulations strictes. Les leçons tirées de cette tragédie ont été de contribuées à :
- L’interdiction progressive des peintures phosphorescentes au radium.
- La création de normes de radioprotection pour les travailleurs.
- Une prise de conscience accrue des risques liés à la radioactivité.
Bien qu’aucun dénombrement exact ne soit disponible, il est probable que l’affaire des aiguilles des réveils Bayard ait causé une vingtaine à une trentaine de décès directs liés aux expositions prolongées au radium, avec un nombre encore plus élevé de maladies graves ayant réduit la qualité et l’espérance de vie des ouvrières.
Pour les usines Bayard en France, on estime que plusieurs dizaines à une centaine de femmes ont travaillé sur les ateliers de peinture des aiguilles au pic de l’activité de fabrication des réveils. Le seul bénéfice résultant des souffrances infligées à ces jeunes ouvrières, principalement par méconnaissances du risque radiologique induit, fût de permettre d’améliorer les conditions de sécurité au travail pour les générations futures.
En France, comme ailleurs, le lien entre exposition au radium et maladies n’a été pleinement reconnu que tardivement. Beaucoup de cas de cancers de la langue ou de maladies osseuses ont pu être ignorés ou mal attribués.
Christophe NAVARRO
NOVA RADIOPROTECTION ©
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